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đŸ”„ Arnaud Dumatin du groupe Institut « Il faut que je sente que mon premier jet de chanson touche en moi une corde sensible. Â»

Dans son troisiĂšme album L’Effet waouh des zĂŽnes cĂŽtiĂšres, le groupe Institut, menĂ© par Arnaud Dumatin, Emmanuel Mario et Nina Savary, dĂ©voile un nouveau chapitre d’une oeuvre globale qui dĂ©peint avec intensitĂ© la confrontation entre froideur factuelle et chaleur des expĂ©riences sensibles du monde post-annĂ©e 2000. Le dĂ©cor est posĂ© : nous nous trouvons pris par la houle de courants oniriques prenant pourtant leur force dans une actualitĂ© observable.

Entretien en prĂ©sentiel …


Piste 1 : Bonjour Arnaud, et merci de ton temps pour discuter du dernier album de ton groupe “Institut” L’effet waouh des zones cĂŽtiĂšres.

Quand on Ă©coute les trois albums en date d’Institut, et en particulier ce dernier, ils nous Ă©voquent vraiment un monde de souffrance, de brutalitĂ©,  en soubassement d’un monde froid, lisse et aseptisĂ©. Ils nous dĂ©crivent un monde moderne cachant une terrible violence. Comment t’y es tu pris pour traduire tout ça ?

Arnaud Dumatin : Effectivement c’est une analyse assez juste. C’est un peu mon ressenti, je pense que je ne suis pas le seul Ă  avoir l’impression de vivre dans un monde de plus en plus compliquĂ© et froid, avec des rĂšgles qui se sur-ajoutent aux rĂšgles. Je pense Ă©galement au contexte architectural, urbanistique, qui est de plus en plus uniforme. Quand on se dĂ©place dans une ville moyenne, on s’aperçoit que les quartiers pĂ©riphĂ©riques se ressemblent tous. Que ce soit des villes nouvelles ou des extensions de villes anciennes, il y a vraiment un phĂ©nomĂšne d’uniformisation. Et de fait, on sent que les lieux de vie en commun ont tendance Ă  ĂȘtre de plus en plus aseptisĂ©s. La situation que l’on vit aujourd’hui renforce ce ressenti, en crĂ©ant un repli sur la sphĂšre intime qui peut ĂȘtre douloureux.

Le monde que je dĂ©cris est un monde de plus en plus complexe avec une prĂ©sence de plus en plus forte de la technologie qui n’est pas du tout libĂ©ratrice, bien au contraire. Cette intrusion est une forme de violence qui s’est renforcĂ©e dans le contexte actuel, avec le traçage numĂ©rique notamment, laissant craindre des dĂ©rives, un recul progressif des libertĂ©s publiques et individuelles.

Je suis donc d’accord avec cette vision d’un univers aseptisĂ© Ă  l’intĂ©rieur duquel il y a la violence et oĂč les deux se confrontent. Il y a une violence externe et une violence inhĂ©rente Ă  la nature et aux rapports humains.

Est-ce que l’envie de dĂ©noncer ces aspects Ă©tait Ă  la base de la crĂ©ation du groupe ? Et aussi, on a pu lire que le nom du groupe venait de l’Institut Français (NDLR : Ă©tablissement public opĂ©rateur du ministĂšre chargĂ© des Affaires Ă©trangĂšres et du ministĂšre chargĂ© de la Culture pour l’action culturelle extĂ©rieure de la France). Dans votre album, vous parlez Ă©galement de grandes figures de pouvoir actuel (Jeff Bezos, Jair Bolsonaro
). Pour vous, cette violence s’exprime par les grandes institutions mais aussi par ces grandes personnalitĂ©s du pouvoir  ?

Oui, c’est comme si les chansons Ă©taient plongĂ©es dans une espĂšce de bocal dans lequel on n’est absolument plus maĂźtre de notre destin. Il y a bien cette dimension lĂ  qui ressort avec ces figures institutionnelles dont tu parles.

Mais il y aussi beaucoup d’ironie, tout n’est pas Ă  prendre au premier degrĂ©, loin de lĂ , surtout dans la chanson Ă©voquant Jair Bolsonaro d’ailleurs (“Des Ă©changes vraiment cul”). L’absurde est trĂšs prĂ©sent dans mes chansons, dans ce que j’aime lire Ă©galement. Il y a un certain recul, tout n’est pas Ă  prendre de plein pied.

Cela dit, oui, il y a cette dimension politique bien qu’il n’y ait aucun discours politique clair dans l’album parce que ce n’est pas mon rĂŽle. Mais je dĂ©cris une forme de dictature larvĂ©e. La chanson qui ouvre notre album prĂ©cĂ©dent dĂ©crit par exemple une sociĂ©tĂ© de contrĂŽle, et une forme de solitude aussi (NDLR : la chanson “Ici aussi” sur l’album “SpĂ©cialiste mondial du retour d’affection”). Car  cette dictature atomise, elle contribue Ă  dĂ©truire les rapports humains.  C’est un sujet que je trouve intĂ©ressant Ă  traiter.

Dans le morceau “Je suis dans le Data”, ce qu’on a ressenti, c’est le contraste entre un monde sensoriel (ndlr : “j’embrasse une inconnue dans l’espace fumeur”) et un monde industriel numĂ©rique (“je suis dans la data”). Cela nous a particuliĂšrement touchĂ©s parce qu’on passe en un instant d’un univers romantique Ă  un rĂ©alisme contemporain trĂšs froid.

Sur cet album j’avais envie de repartir sur plus de mĂ©lodies chantĂ©es, et ce morceau en est un exemple. Il  pourrait bien ĂȘtre un slow. Ça se ressent avec son tempo, une batterie trĂšs seventies, des sonoritĂ©s assez chaudes avec une basse un peu lascive, et aussi la voix de Nina qui est trĂšs sensuelle. Le texte est un contrepoint. Ce qui m’intĂ©resse, c’est d’entrechoquer la forme et le fond. La mĂ©lodie voix est donc assez affirmĂ©e mais on y prononce des paroles assez froides.

“Je suis dans la data” raconte une histoire d’amour naissante avec un malentendu dĂšs le dĂ©but  parce que le personnage masculin fantasme sur une fille qu’il croit ĂȘtre actrice et Ă  qui il trouve une ressemblance avec Jane Fonda. Il dĂ©chante ensuite vite car la fille lui dit qu’elle ne l’est pas du tout, et qu’elle travaille “dans la data”. Et il se retrouve alors subitement dans une histoire d’amour trĂšs cadrĂ©e.

Il y a ensuite beaucoup d’ironie dans la libĂ©ration Ă©voquĂ©e Ă  la fin de la chanson, quand les paroles Ă©voquent le fait de redevenir soi-mĂȘme. C’est ici tout l’inverse qui est Ă  comprendre. Il n’y a pas du tout de libĂ©ration. On veut cadrer les choses tout le temps, et c’est le travail des data analysts finalement, qui contribue non pas Ă  se libĂ©rer mais au contraire Ă  s’aliĂ©ner encore davantage. Et le thĂšme de l’aliĂ©nation est prĂ©sent dans toutes les chansons de l’album.

Tu parles de la batterie trĂšs seventies, c’est vrai qu’aux niveaux de la musique et des textes il y a une sorte de mĂ©lancolie, une nostalgie d’une Ă©poque passĂ©e. Un passĂ© qui prĂ©cĂ©derait un basculement dans cette modernitĂ© dont on parle depuis le dĂ©but de l’interview. On pense ici en particulier aux paroles “Ca te plaĂźt que tout bascule si vite ?” dans le morceau “Prenez soin de vous”. Tu es nostalgique de ce passĂ© ?

Avec Emma (ndlr : Emmanuel Mario), on a vĂ©cu les annĂ©es 70 quand on Ă©tait enfants. En mĂȘme temps aujourd’hui je suis bien dans mon Ă©poque, je me suis bien acclimatĂ©, il n’y a aucun problĂšme par rapport Ă  ça. Mais c’est vrai qu’on a beaucoup rĂ©gressĂ© sur un grand nombre de points. Il y a eu beaucoup de progrĂšs techniques et scientifiques Ă  plein de niveaux, mais il y a eu aussi une forme de recul. J’ai la nostalgie en effet de l’époque oĂč on pouvait fumer dans les bars, mĂȘme si je ne fume pas
 C’est un exemple pour dire qu’il y avait beaucoup plus de choses possibles. Il y a une politique hygiĂ©niste de plus en plus prĂ©gnante, c’est une tendance mondiale. Moi, ça ne me plaĂźt pas. 

Donc oui, il y a une forme de nostalgie, mais ce n’est pas uniquement cela, et ça ne me poursuit pas tous les jours. MĂȘme si lĂ  en ce moment, ce qu’on vit depuis un an est quand mĂȘme assez violent, je suis quelqu’un qui vit tout Ă  fait son Ă©poque. Il y a donc peut-ĂȘtre aussi une forme d’ambiguĂŻtĂ© dans cette nostalgie.

Tu parles de la politique sanitaire que l’on vit en ce moment-mĂȘme. On a pu lire suite Ă  une de tes interviews que tu as réécrit certains textes depuis le dĂ©but de cette situation sanitaire. A quel point les textes ont-ils Ă©tĂ© remaniĂ©s par le contexte actuel ?

J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire cet album il y a trois ans et on avait dĂ©cidĂ© de faire une premiĂšre session d’enregistrement chez Emma et Nina. J’avais lĂ  Ă  peu prĂšs la moitiĂ© de mes morceaux. AprĂšs, j’ai continuĂ© Ă  Ă©crire et j’avais quasiment tout l’album au moment oĂč on a Ă©tĂ© confinĂ©s en mars 2020. Et puis pendant cette pĂ©riode on a Ă©crit de nouveaux morceaux. Je pensais sortir un EP 4 titres avec, mais finalement on a dĂ©cidĂ© de les ajouter Ă  l’album. J’ai réécrit aussi certains bouts de textes en faisant allusion Ă  la pĂ©riode actuelle, mais ces paroles restaient assez proches des thĂ©matiques du reste de l’album. En fait il n’y a que trois morceaux dans cet album qui parlent de ce qu’on vit actuellement, avec les nouvelles terminologies et Ă©lĂ©ments de langage qui sont apparus Ă  l’occasion de cet Ă©pisode sanitaire.

© Philippe Lebruman

On pense notamment au morceau “Prenez soin de vous” qui pourrait ĂȘtre l’élĂ©ment de langage de l’annĂ©e 2020, tant il nous a Ă©tĂ© ressassĂ©.

Ce qui m’intĂ©resse beaucoup, c’est de travailler sur les Ă©lĂ©ments de langage qui viennent de la communication politique ou de la communication commerciale, et qui envahissent toute les sphĂšres. Je pense par exemple au terme “distanciel” dans la chanson “On se voit demain”. Ce sont des termes atroces mais qu’on utilise aujourd’hui dans le boulot ou plus gĂ©nĂ©ralement dans le quotidien. Je pense aussi au titre instrumental “Belle journĂ©e, bien cordialement”. On ne disait jamais “belle journĂ©e” il y a un an ou deux, en tout cas je n’en ai pas le souvenir. Et tout d’un coup on finit tous nos mails par “belle journĂ©e”, sans doute sans qu’on n’y ait prĂȘtĂ© attention
 Ce sont ces sortes de clichĂ©s qui m’intĂ©ressent en fait.

Et comment ces clichés se figent à un moment donné, comment ces nouveaux procédés de langage se solidifient pour devenir une norme ?

Oui et c’est quelque chose qui s’insinue. Et si on n’y veille pas, on finit par avoir un langage standardisĂ©. C’est une forme de normalisation un peu navrante car elle appauvrit le langage.

Dans tes textes, on retrouve beaucoup le champ lexical de l’entreprise. Ce qui est exprimĂ© semble trĂšs intĂ©riorisĂ© voire personnel. Pourquoi as-tu eu autant envie de faire ressortir cela ?

Je travaille moi-mĂȘme pour un festival de cinĂ©ma donc je suis assez loin de ces codes d’entreprise. Mais dans mon travail, je rencontre plein de gens trĂšs diffĂ©rents et je suis amenĂ© Ă  remplir des dossiers, des tableurs, faire des demandes de subventions
 Je rencontre aussi des chefs d’entreprises, des assureurs, des banquiers 
 Je suis confrontĂ© Ă  plein de milieux professionnels diffĂ©rents, ce qui me fascine parce qu’on sent  que beaucoup de travailleurs sont dans une sorte de carcan.

Je suis donc plutĂŽt “observateur”, je vais voir sur les sites internet des boĂźtes comment les choses sont prĂ©sentĂ©es. L’évolution du monde du travail en gĂ©nĂ©ral, je la trouve assez fascinante. Il m’intĂ©resse de voir comment les gens ne se sentent pas bien avec mĂȘme si en mĂȘme temps ils n’ont souvent pas le choix. Ils sont obligĂ©s d’adopter des codes parce qu’on leur demande, et en mĂȘme temps ils ne se posent plus de questions parce que ça fait partie d’un  mode de fonctionnement.

Sur le premier album, j’avais Ă©crit une chanson sur l’imprimante (NDLR : “Installation Imprimante”) suite Ă  des relations continues avec des reprĂ©sentants commerciaux. On sentait que ces derniers Ă©taient pressurisĂ©s, d’ailleurs il y avait un turnover incroyable dans leur entreprise. On ne voyait jamais les mĂȘmes mecs, et on sentait qu’ils n’étaient pas du tout Ă©panouis dans leur boulot. C’était dur pour eux car ils devaient faire du chiffre sans doute, et mĂȘme physiquement on sentait qu’ils n’étaient vraiment pas bien. Donc oui ce monde je le cĂŽtoie, mais je ne le vis pas au quotidien.

Il y a une part d’intime dans mes chansons mais aussi souvent une double lecture. Il peut y avoir une chanson avec un premier niveau de lecture qui raconte une histoire sentimentale, et un second niveau qui parle de toute autre chose : du cynisme ambiant, d’un contexte politique plus large
 Quand j’écris des chansons, il m’intĂ©resse de faire en sorte qu’elles ne soient pas univoques. L’idĂ©e c’est par exemple de parler du monde de l’entreprise mais aussi d’autre chose, car sinon je m’ennuie.

Dans le morceau “AllĂŽ performance bonjour” par exemple, quel est le double sens en dehors du monde du travail  ?

C’est une chanson qui parle de l’entreprise en premiĂšre lecture, mais aussi beaucoup de solitude, des relations humaines qui ne sont souvent plus qu’à distance . Elle parle du monde d’aujourd’hui, de comment faire pour se prĂ©server des virus, et surtout de la souffrance au travail. Ce dernier thĂšme Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© dans notre premier album, dans la chanson “Gardien de la paix”.

La souffrance au travail est une des thĂ©matiques que j’aime aborder. Le travail c’est quelque chose qui n’est pas toujours Ă©panouissant, en tout cas moi je n’ai pas l’impression de me rĂ©aliser Ă  travers le travail, ça ne me suffit pas du tout. Mon vrai travail finalement, c’est Ă©crire des chansons, c’est comme ça que j’arrive Ă  m’exprimer le mieux.

« Il n’y a pas de positionnement politique trĂšs clair. La visĂ©e premiĂšre est de toucher les gens. »

Ce qui nous a beaucoup intĂ©ressĂ© dans votre biographie, c’est quand vous Ă©crivez que vous  fuyez “les sirĂšnes du shoegaze”. Quand on Ă©coute l’album, on ne retrouve en effet pas du tout cette ambiance cotonneuse et rĂȘveuse du shoegaze mais un discours trĂšs clair et brutal, trĂšs factuel, sans sentiment, presque institutionnel pour reprendre le nom du groupe. Est-ce voulu d’utiliser ces mĂȘmes techniques d’Ă©nonciation froides, ces mĂȘmes armes que vous dĂ©noncez par la mĂȘme occasion ?

J’aime ce cĂŽtĂ© rĂ©aliste et “documentaire” un peu froid, ça me touche finalement. Il y a un cĂŽtĂ© trĂšs factuel dans ce que l’on raconte dans les chansons, mais j’espĂšre Ă©galement qu’elles ne sont pas apprĂ©hendĂ©es uniquement de maniĂšre intellectuelle et qu’elles peuvent donc toucher les gens. Car cela reste de la chanson et de la musique. On utilise ces mĂȘmes armes du langage Ă  des fins intellectuelles pour leur cĂŽtĂ© “dĂ©nonciation”, mais cette dĂ©nonciation reste large. Il n’y a pas de positionnement politique trĂšs clair non plus. La visĂ©e premiĂšre est de toucher les gens.

On peut Ă©galement toucher les gens par la musique, et Ă  ce propos on a pu voir que tu cites l’atmospheric dub, l’acid rock en parlant d’Institut. Selon nous il y a aussi quelque chose d’assez punk et coldwave.  Quelles ont Ă©tĂ© les influences par rapport Ă  la musique que tu  composes pour le groupe ?

En général, dans les communiqués de presse je fais exprÚs de citer des références qui sont loin de moi pour brouiller les pistes. De cette maniÚre, les gens peuvent écouter mes chansons et se faire leur propre opinion.

Quand je crĂ©e une chanson je ne pense pas Ă  un style en particulier. J’écoute beaucoup de chansons de maniĂšre parfois rĂ©currente. Par exemple j’écoute Nick Drake depuis trĂšs longtemps. Ou encore la poĂ©sie sonore d’Anne-James Chaton. J’aime beaucoup le travail de ce dernier.  Je ne me rĂ©clame pas de son Ɠuvre, mĂȘme s’il y a une forme de “cousinade” avec ses textes car il s’inspire du monde d’aujourd’hui en recyclant par exemple des articles de presse et des tickets de caisse.

Finalement, j’essaie d’élargir mon spectre musical au maximum. J’écoute beaucoup de musiques de films, du jazz, de la chanson française, du hip-hop
 J’ai beaucoup Ă©coutĂ© le dernier album de Destroyer, qui fait partie des groupes que j’aime bien au mĂȘme titre que Beach House, ou encore Clipping en hip-hop.

Ce ne sont pas forcĂ©ment des musiques qui me ressemblent, et Emma (NDLR ; Emmanuel Mario) Ă©coute encore des choses trĂšs diffĂ©rentes. On n’a pas la mĂȘme culture musicale, mais c’est justement ça qui est intĂ©ressant.

« Ce qui m’intĂ©resse c’est que chaque signifiant dans la photo raconte quelque chose dans une forme d’entrechoquement avec le titre de l’album et le nom du groupe, autant pour brouiller les pistes que pour enrichir le propos. »

Ce qui nous a beaucoup frappĂ© en Ă©coutant cet album et tous les albums d’Institut c’est leur dimension visuelle et cinĂ©matographique qui se dĂ©gage fortement, Ă  la fois sur la pochette et dans les paroles. On est instantanĂ©ment posĂ© dans un dĂ©cor. On n’a pas pu s’empĂȘcher de penser au film Holy Motors de Leos Carax d’ailleurs, par rapport Ă  cette confrontation abrupte au monde moderne et standardisĂ©.

Je suis tout Ă  fait d’accord avec vous. Holy Motors est en effet un film important et que j’ai beaucoup aimĂ©. Je n’y ai pas vraiment pensĂ© quand on a conçu la pochette de l’album, mais inconsciemment ça a certainement jouĂ©.

Je travaille avec le mĂȘme photographe depuis le dĂ©but du groupe, Elie Jorand , qui est un ami. Et on Ă©change beaucoup avant les sessions photo. On rĂ©flĂ©chit aux thĂ©matiques des chansons, on fait du repĂ©rage, on construit ensemble ce que va ĂȘtre la pochette. Et il y a une forme de sĂ©rie et un fil conducteur qui se dĂ©gage quand on regarde toutes les pochettes d’Institut. Ce sont toujours des plans larges et on se situe en gĂ©nĂ©ral dans des environnements pĂ©riurbains, avec des personnages perdus dans un environnement assez inhospitalier,  qui crĂ©e une forme d’écho aux chansons.

Mais ces pochettes ne sont pas simplement illustratives. Ce qui m’intĂ©resse c’est que chaque signifiant dans la photo raconte quelque chose dans une forme d’entrechoquement avec le titre de l’album et le nom du groupe, autant pour brouiller les pistes que pour enrichir le propos. En l’occurrence sur la pochette de L’effet waouh des zones cĂŽtiĂšres il n’y Ă©videmment aucune “zĂŽne cotiĂšre”. On voit un groupe de personnes. On ne sait pas trop ce qu’ils font lĂ . C’est mystĂ©rieux. Ils sont de dos, ils sont entourĂ©s par deux chasseurs. Cela suscite pas mal de questions, et c’est ce qui m’intĂ©resse : ne pas tout livrer. Un peu comme dans les chansons d’ailleurs, qu’on  puisse y dĂ©couvrir de nouvelles choses au fil des Ă©coutes, sans rĂ©ponse immĂ©diate.

Il y a pas mal de tĂ©lescopages dans cette pochette et une dimension cinĂ©matographique en effet. Ce qu’elle montre est une extension urbaine prise Ă  Rennes, ma ville d’origine. Je ne reconnais plus du tout cette ville. Quand j’y vais, je pourrais ĂȘtre n’importe oĂč finalement. On se situait en l’occurrence dans un quartier entre campagne et ville avec ces nouvelles grandes tours, Ă  cĂŽtĂ© de la rocade, et il y a encore trois ou quatre ans, c’était la campagne. C’est donc encore la campagne d’un cĂŽtĂ© et en mĂȘme temps c’est la ville qui envahit tout.

Et les chasseurs sont là sur la pochette pour évoquer ce cÎté rural ?

Oui, et il y a une dimension un peu anachronique. C’est comme s’ils avaient perdu leur territoire de chasse, qu’ils n’avaient plus de raison d’exister, dans leur monde finissant. On peut d’ailleurs noter une confrontation entre deux gĂ©nĂ©rations, avec un chasseur ĂągĂ© Ă  cĂŽtĂ© d’un jeune chasseur. Mais on peut aussi voir que ces deux chasseurs encadrent un groupe d’humains, et on ne sait pas trop s’ils sont leur gardien, ce groupe d’humains Ă©tant insĂ©rĂ©s entre le tertre devant eux et ces deux chasseurs. Il y a une sorte d’enfermement.

Ou alors ces deux chasseurs font partie intĂ©grante du groupe d’humains mais restent en retrait car ils sont un peu perdus. Perdus comme l’est ce groupe de gens d’ailleurs, Ă©voquant des  touristes en train de photographier ce monticule avec leurs smartphones.

« Je dĂ©velopperai des algorithmes pour t’aider Ă  ĂȘtre toi-mĂȘme. »

Extrait de la chanson d’Institut « Je suis dans la data »

Les barres d’immeubles ont l’air Ă©galement perdues !

Oui. L’idĂ©e gĂ©nĂ©rale de la photo de l’album est de reprĂ©senter une humanitĂ© qui court Ă  sa perte, en faisant Ă©cho aux chansons. Mais trĂšs indirectement. L’idĂ©e n’était pas que ce soit simplement illustratif. Et quand on fait des clips, c’est la mĂȘme volontĂ©. Ces clips ne sont jamais dans l’illustration des textes mais toujours en dĂ©calage.

Ce qui m’intĂ©resse, c’est vraiment le dĂ©calage. Parce que, mĂȘme concernant la chanson française, je la trouve souvent trĂšs sĂ©rieuse, et alors ça ne me touche pas et ça me gĂšne. Mais il y a aussi des choses que j’aime beaucoup. J’ai beaucoup apprĂ©ciĂ© les deux derniers albums de Thousand, parce que je trouve que les textes y sont trĂšs mystĂ©rieux, et ils sont musicalement trĂšs riches.

Pour en revenir aux images, je souhaite que l’image enrichisse et propose un autre niveau de lecture. C’est le cas pour le clip de Philippe Lebruman qui accompagne le titre “Je suis dans la data”. Son regard nous emmĂšne dans un autre univers. On a tournĂ© Ă  la campagne. On y retrouve cette solitude des personnages, mais une solitude dĂ©contextualisĂ©e, que je trouvais trĂšs intĂ©ressante. Et on y ressent une vraie mĂ©lancolie.

Et il y a une vieille voiture de luxe qui Ă©voque encore une fois comme un passĂ© rĂ©volu …

Oui exactement, une voiture complĂštement dĂ©glinguĂ©e, que je trouvais intĂ©ressante dans la proposition de ce clip. Mais tout n’est pas encore une fois complĂštement rĂ©flĂ©chi, on n’est pas dans une dĂ©marche toujours intellectuelle, il y a beaucoup de choses qu’on fait spontanĂ©ment finalement. Que ce soit dans l’idĂ©e des clips ou dans l’écriture de mes chansons Ă©galement, il n’y a pas de discours préétabli, tout s’écrit au fur et Ă  mesure, et ce qui m’intĂ©resse c’est cette spontanĂ©itĂ©. J’essaie d’écrire mes chansons assez vite. Et si une chanson n’est pas Ă©crite rapidement, dans une dimension ludique, finalement je la mets de cĂŽtĂ©. Ce n’est jamais laborieux. Ou alors, si ça le devient, c’est que j’estime que la chanson ne mĂ©rite pas d’ĂȘtre poursuivie.

Je ne suis pas quelqu’un de particuliĂšrement spontanĂ©e dans la vie, et j’essaie de retrouver cette spontanĂ©itĂ© justement quand j’écris des chansons. Quand je les Ă©cris, il faut qu’il y ait de l’humanitĂ©, il faut qu’il y ait du vivant, sans quoi la chanson rate sa cible.

A partir de quand te dis-tu que tu as terminĂ© d’écrire une chanson et que tu peux l’enregistrer ? Quel est le dĂ©clic ?

Il y a plusieurs phases. En tout cas une chanson mĂ©rite d’exister quand je suis touchĂ© au moment de la chanter en guitare-voix, avant l’enregistrement. Il faut que je sente que ce premier jet de chanson touche en moi une corde sensible, sinon je passe Ă  une autre idĂ©e. Ensuite, j’enregistre une maquette chez moi et il faut que je retrouve cette mĂȘme Ă©motion de dĂ©part, au moment de la prise de voix surtout,  car j’enregistre d’abord les instruments jusqu’à ce que les arrangements se dĂ©gagent et que la structure soit Ă  peu prĂšs Ă©tablie. J’enregistre donc une prise de voix avec un texte presque dĂ©finitif. Et si la chanson me touche toujours Ă  ce moment-lĂ , c’est qu’elle est Ă©crite Ă  90%.

Je laisse ensuite tout reposer, je finalise les textes, et j’envoie ensuite le tout Ă  Emma (NDLR : Emmanuel Mario) qui commence un travail de rĂ©orchestration, ajoute des arrangements, modĂšle la production. Ensuite, on se renvoie des chansons, on dialogue et on Ă©change beaucoup, et il faut Ă  chaque fois que je sois touchĂ© par la chanson, sinon c’est trĂšs compliquĂ©.  Parce qu’une chanson, entre le moment oĂč tu commences Ă  l’écrire et le moment oĂč tu la mixes, la masterises, tu vas l’écouter plusieurs centaines de fois. Il faut donc qu’elle te porte, qu’elle continue Ă  te porter tout au long de ce processus d’écriture et de composition dont le moteur est l’émotion. Si il n’y a plus d’envie, il est inutile de poursuivre je pense.

C’est donc un aspect difficile Ă  saisir, mais c’est une sorte de plaisir assez indescriptible qui doit ĂȘtre prĂ©sent. En plus, nos chansons se terminent aprĂšs un procĂ©dĂ© assez long. Avec Emma, on avance ensemble, on discute ensemble dans une relation de confiance et de bienveillance, et Ă  un certain stade on avance Ă  deux. Cela prend donc du temps, c’est assez chronophage, ça demande de l’énergie, donc il ne faut surtout pas que ce soit laborieux. Ce qui est bien, c’est qu’Emma lui-mĂȘme me nourrit, me redonne de l’envie sur des chansons, car il  y a parfois des phases de doutes. C’est la collaboration qui permet de tenir Ă  ce moment-lĂ .

Pour finir, je me dĂ©place, je vais chez Emma, on enregistre des voix supplĂ©mentaires. Le tout forme un parcours trĂšs long, le temps passe entre les diffĂ©rentes pĂ©riodes d’enregistrement. Entre une des pĂ©riodes d’enregistrement qui Ă©tait en juillet dernier et notre derniĂšre pĂ©riode d’enregistrement en novembre, il s’est quand mĂȘme passĂ© plusieurs mois. Il faut de la patience.

Pour en revenir Ă  la question, je dĂ©cide aussi que le morceau est terminĂ© par rapport Ă  sa structure, son mix 
 Il y a aussi cinq ou six morceaux qu’on a enregistrĂ©s mais qui ne figurent pas sur l’album parce qu’ils se sont Ă©puisĂ©s avec l’usure et au fil des diffĂ©rentes Ă©coutes. Parce qu’ils n’ont pas mĂ©ritĂ© d’ĂȘtre sur le disque. On pourrait presque y voir une forme de darwinisme : ce sont les chansons qui le mĂ©ritent qui existent.

A quel moment de ta vie as-tu ressenti le besoin d’exprimer les aspects que tu Ă©voques avec Institut ?

J’ai commencĂ© Ă  Ă©crire des chansons il y a longtemps, Ă  l’ñge de 16, 17 ans. Institut est mon projet actuel, mais j’avais un autre groupe avant (NDLR : Emma), avec lequel j’ai sorti deux albums. Le premier album Ă©tait plutĂŽt trĂšs diffĂ©rent d’Institut, dans un genre pop-rock.

J’ai pris l’écriture de chansons au sĂ©rieux trĂšs vite, ça m’a semblĂ© ĂȘtre mon mode d’expression. Parce que j’écoute beaucoup de musique, parce que la musique est l’art qui me touche le plus, mĂȘme si le cinĂ©ma et la littĂ©rature me touchent aussi beaucoup. Mais je ne me vois pas rĂ©aliser des films, ça ne me fait pas fantasmer, alors que la musique m’a toujours fait fantasmer : me retrouver sur une scĂšne, devant des gens, composer un album 


Je trouve que c’est une expĂ©rience incroyable d’arriver jusque lĂ  parce que c’est beaucoup de boulot. Alors que je pars toujours la fleur au fusil en commençant Ă  composer un album, en me disant “on enregistrera tout en un mois”, et je trouve finalement toujours que c’est trĂšs long. Long et super Ă  la fois d’arriver au terme de ce processus de crĂ©ation.

Autant le premier album que j’avais composĂ© plus jeune avec mon groupe s’était rĂ©alisĂ© facilement, on l’avait enregistrĂ© en une semaine avec beaucoup d’insouciance, autant je crois que chaque album est aujourd’hui plus difficile Ă  Ă©crire pour moi. Dans la fabrication d’un album, je me pose aujourd’hui beaucoup plus de questions auxquelles je ne pensais pas avant. Et mĂȘme dans sa rĂ©ception, je me pose plus de questions aujourd’hui. Donc finalement, chaque album est plus difficile que le prĂ©cĂ©dent.

Merci encore pour ton temps Arnaud. Pour finir cette interview, tu as le champ libre pour nous parler d’une chanson francophone que tu as envie de nous partager.

Difficile de retenir une seule chanson. « Sur mon cou Â», poĂšme de Jean Genet mis en musique par HĂ©lĂšne Martin, disparue trĂšs rĂ©cemment. J’aime aussi Ă©normĂ©ment la version d’Etienne Daho. Je peux l’écouter en boucle, tout y est magnifiquement triste.


Institut x L’effet waouh des zones cĂŽtiĂšres x paru le 5 mars 2021 (Rouge DĂ©clic)

Les pistes de l’album :

1. L’effet waouh des zones cĂŽtiĂšres
2. Je suis dans la data
3. On se voit demain
4. Prenez soin de vous
5. Un instant de plénitude
6. Avec un DJ barbu sous mdma
7. Belle journée, bien cordialement
8. Des échanges vraiment cul
9. Allo performance bonjour
10. La combinaison de mes expériences
11. Comme un coach en éveil de conscience

http://www.institut-bonjour.com

https://institut.bandcamp.com/

https://www.instagram.com/institutbonjour/

https://www.facebook.com/institut.derniereminute

Propos recueillis par Ryme et Simdo
Remerciements Ă  Arnaud Dumatin et Morgane De CapĂšle

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