đ„ GisĂšle Pape « Les chansons de « Caillou » Ă©voquent mon aspiration Ă plus de douceur et d’humanitĂ© dans nos liens. »

Courant octobre, Piste 1 est allĂ© discuter avec GisĂšle Pape. L’Ă©coute de son premier album Caillou paru tout dĂ©but 2021 avait fini d’Ă©veiller notre intĂ©rĂȘt Ă l’Ă©gard de ses chansons. Depuis quelques annĂ©es dĂ©jĂ , nous aimions bien nous prĂ©lasser dans une lĂ©vitation prĂ©cieuse dĂ©butĂ©e Ă l’Ă©coute de son EP Oiseau paru en 2016. Mais on ne pourra plus s’y tromper Ă la suite de la lecture de cet entretien, rien n’est pourtant aussi ancrĂ© dans l’espace spatio-temporel, de plus en plus inquiĂ©tant en ces temps troublĂ©s, qu’une chanson de GisĂšle Pape. Et les sensations oniriques que l’on ressent Ă l’Ă©coute de ses chansons s’amĂ©nagent alors un espace poĂ©tique dans les petits interstices de hasard laissĂ©s vacants dans nos relations interpersonnelles. Ces petits interstices, GisĂšle Pape s’en saisit dans ses chansons et y insuffle un oxygĂšne poĂ©tique nĂ©cessaire.
Rencontre en plein cĆur du magma de chansons douces et tempĂ©tueuses.
Piste 1 : Bonjour GisĂšle, merci dâĂȘtre avec moi aujourdâhui pour Ă©voquer tes chansons.
Ce que jâai remarquĂ© Ă lâĂ©coute de ton dernier album âCaillouâ, câest son ambivalence entre le domaine de lâimmanent, celui des Ă©lĂ©ments palpables et naturels, et le domaine du transcendant, ce sur quoi on nâa aucune prise. Comme si on regardait souvent au sol pour nous rassurer et puis quâon levait parfois la tĂȘte vers ce qui nous Ă©chappe. Tu dirais que tu as composĂ© un album mĂ©taphysique ?
GisĂšle Pape : Je ne sais pas si je dirais ça comme ça. DĂ©jĂ , je pense que je ne maĂźtrise pas si bien que ça le sens du mot âmĂ©taphysiqueâ. Le mot âtranscendantalâ mâĂ©voque Ă©galement des choses plutĂŽt Ă©sotĂ©riques ou mystiques, et je ne situe pas forcĂ©ment lâalbum Ă cet endroit-lĂ .
Par contre, il y a en effet une dimension de lâalbum, prĂ©sente dans les textes, qui se rapproche de tout ce qui nous Ă©chappe, des choses quâon ne peut pas contrĂŽler. Je trouve que les ĂȘtres humains ont en effet cette volontĂ© de vouloir tout contrĂŽler : contrĂŽler la nature, contrĂŽler les corps, contrĂŽler les liens politiques … Jâai par exemple Ă©crit la chanson âA l’heure oĂč la lumiĂšre dortâ au moment du dĂ©bat des contestations sur la loi travail. Le morceau âLes Nageusesâ parle du contrĂŽle sur les corps des athlĂštes. âA lâabri dans la plaineâ et âLe chant des pistesâ Ă©voquent le contrĂŽle de la nature que les hommes exercent et souhaitent.
Mais, Ă chaque fois, toutes ces volontĂ©s de contrĂŽle restent un peu vaines selon moi, mĂȘme si âvainâ nâest sans doute pas le bon mot. En tout cas, Ă chaque fois jâessaie de prendre de la hauteur et de penser quâon sâinscrit tous, en tant quâĂȘtre humain, dans quelque chose de plus vaste. Que ce soit dans notre rapport Ă la nature, ou dans les relations entre les ĂȘtres, je pense que beaucoup de choses sont de lâordre de la sensation quâon ne peut pas maĂźtriser, car nous sommes avant tout fait dâun corps qui ressent plein de choses.
Alors, en l’occurrence, je suis aussi hypersensible donc je subis peut-ĂȘtre mes sensations de maniĂšre un peu plus forte. En tout cas, il est sĂ»r que jâessaie quâon ressente des sensations Ă lâĂ©coute de mes chansons. Et câest aussi parce que câest comme cela que je compose et jâĂ©cris : les paroles doivent tout de suite susciter des images. Tout doit rester trĂšs ouvert.
Mes textes, quand on les Ă©coute, peuvent avoir plusieurs lectures. Je rĂ©pĂ©tais rĂ©cemment Ă lâEspace Paul B Ă Massy et je prĂ©sentais une des chansons de mon premier EP en disant que câĂ©tait une chanson sur le chĂŽmage. En discutant aprĂšs le filage, je me suis rendue compte que je fermais peut-ĂȘtre un peu trop le sens. Il est vrai que le texte de cette chanson est beaucoup plus ouvert. En y ayant rĂ©flĂ©chi, je me suis dit que la chanson avait peut-ĂȘtre au dĂ©part comme thĂšme le chĂŽmage, mais quâelle parlait finalement peut-ĂȘtre plus gĂ©nĂ©ralement du jeu de la vie : un jour on jette les dĂ©s et on est un roi, lâautre jour on n’est plus quâun simple pion. Je nâavais pas conscience quâen prĂ©sentant la chanson au dĂ©but jâavais rĂ©duit son sens. Et toutes mes chansons ont des sens qui restent trĂšs ouverts finalement.

Dans ces chansons, on part souvent dâĂ©lĂ©ments matĂ©riels, intangibles ou corporels et ensuite on Ă©largit sur des Ă©lĂ©ments tangibles ?
Je parle beaucoup de ces dimensions un peu insaisissables câest vrai. âLucioleâ est par exemple une chanson sur une rencontre dâun soir et les moments de grĂące quâon ne peut pas maĂźtriser et qui forment finalement la saveur de la vie. Je ne dirais donc pas que je fais des chansons transcendantales ou mĂ©taphysiques mais davantage des chansons sur ce qui nous Ă©chappe, sur la beautĂ© de certains instants Ă©phĂ©mĂšres.
Est-ce quâon pourrait dire alors que tes chansons se frayent un chemin en dehors des voies de la raison et du cartĂ©sien, et que tu prĂ©fĂšres te concentrer sur les sensations qui tâentourent ? Est-ce que le rationalisme et la volontĂ© de tout contrĂŽler t’angoissent ?
Je suis un peu âcontrol freakâ en fait, jâaime tout contrĂŽler, de maniĂšre un peu intellectuelle au dĂ©part. Mais jâai pris conscience justement que je contrĂŽlais trop, que je passais du temps Ă vouloir tout retenir et maĂźtriser, et quâil fallait accepter quâil y a des choses pour lesquelles on ne peut pas le faire.
« ll y a tout de mĂȘme de lâespoir : tous ces liens, toutes ces micro-choses que lâon tisse les uns avec les autres qui font quâil y a de belles choses dans la vie. Jâai aussi envie de raconter cela. »
Et il y aussi des choses quâon arrive Ă connaĂźtre par dâautre voie que la seule raison. Et ça on le ressent Ă travers des textes de ton album âCaillouâ je trouve. DĂ©jĂ sur ton EP âOiseauâ on voyait cette toile de fond se dessiner. Mais sur ce dernier album, je ne sais pas si tu seras dâaccord et je vais utiliser un terme volontairement abrupt, mais je le trouve plus « angoissĂ© », avec concernant la musique des lames de fond Ă©lectroniques qui arrivent souvent Ă un moment. Et puis aussi, avec des paroles plus frontales. Est-ce que certaines chansons sont nĂ©es dâangoisses existentielles, tu as dĂ©jĂ connu ce genre de sensation ?
Angoisse, oui, je suis plutĂŽt quelquâun de trĂšs angoissĂ©. AprĂšs, quâest ce que câest une angoisse existentielle pour toi ?
Petit, jâen avais connu une aprĂšs avoir visitĂ© un aquarium … le soir en regardant le ciel, je mâĂ©tais dit que nous nâĂ©tions que des des fourmis qui ne s’apercevaient pas des choses qui se jouaient au-dessus dâelles âŠ
Alors ça en fait ça ne mâangoisse pas! Je peux ĂȘtre trĂšs angoissĂ© sur dâautres domaines, mais je trouve ce que tu dĂ©cris assez rassurant en fait.
Finalement, nous manquons beaucoup dâhumilitĂ©. LâespĂšce humaine est tellement Ă part. Câest quand mĂȘme ouf tout ce quâon produit : on construit des villes, on fabrique des trucs dont on nâa pas besoin. On a construit un monde complĂštement dĂ©lirant quand on y pense, par rapport Ă nos besoins premiers qui sont juste ceux de respirer, de manger, de dormir. Et il est vrai que souvent je ne peux pas mâempĂȘcher de penser que tout cela est absurde, et que nous allons Ă notre perte.
Mais tout cela me rĂ©jouit plutĂŽt paradoxalement. Je trouve que les humains vivent trop dĂ©connectĂ©s de tout le reste. On parle de rĂ©chauffement climatique tout en faisant lâinverse de ce quâil faut pour y remĂ©dier. Il nây aucune prise de position forte lĂ -dessus. Je pense quâon ne va pas sâen sortir, enfin les riches vont peut-ĂȘtre s’en sortir mais les pauvres mourront. Câest ce qui va sans doute se passer et câest ce qui sâest toujours passĂ©.
Je trouve tout cela dĂ©primant et en mĂȘme temps jâai eu envie dâen parler dans lâalbum. Cet album a donc bien un fond un peu sombre en effet parce que nous vivons dans ce monde un peu asburde, avec des rapports de pouvoir Ă©normes, des fossĂ©s sociaux et Ă©cologiques ⊠Ce nâest pas glorieux ce quâon a mis en place et ce quâon continue Ă faire.
Donc dans ce sens lĂ , oui, lâalbum est plus ancrĂ© et plus prĂ©sent dans la rĂ©alitĂ© du monde que mon premier EP Oiseau qui Ă©tait davantage tournĂ© vers la rĂȘverie, le dĂ©sir dâĂȘtre un oiseau et de sâĂ©vader de tout ça. Dans Caillou, je fuis moins. Mais jâai essayĂ© malgrĂ© tout quâil y ait toujours de la lumiĂšre dans mes chansons. Parce quâil y a tout de mĂȘme de lâespoir : tous ces liens, toutes ces micro-choses que lâon tisse les uns avec les autres qui font quâil y a de belles choses dans la vie. Jâai aussi envie de raconter cela.
En tout cas, quand jâĂ©coute tes chansons, je ne peux pas dire que je me sente particuliĂšrement angoissĂ©, ça me fait mĂȘme du bien sinon je ne les Ă©couterai pas âŠ
JâespĂšre en tout cas ! (rires)
Mais il est vrai que dans la chanson âSoleil Blancâ dont tu parles, tu chantes âon a construit nos maisons, on a semĂ© aux saisonsâ, ou encore ânotre peau brĂ»le sous l’Ă©clatâ ⊠On imagine bien que tu dĂ©cris le rĂ©chauffement climatique.
Câest vrai quâon pourrait le penser, mais câest en fait une chanson sur Tchernobyl, sur toutes ces personnes qui ont dĂ» partir dâun endroit dans lequel elles avaient toujours vĂ©cu. Elles ne comprenaient pas immĂ©diatement pourquoi, Ă©videmment, car les radiations ne se voyaient pas, ne se ressentaient pas, il faisait hyper beau chez ces personnes ⊠On en est alors venus Ă cette extrĂ©mitĂ© complĂštement folle dâenterrer de la terre qui Ă©tait irradiĂ©e. Câest quand mĂȘme incroyable quand on y pense. Jâai Ă©crit cette chanson aprĂšs avoir lu le livre La Supplication de Svetlana Alexievitch, qui recoupe des tĂ©moignages de cette catastrophe.
Je trouve quâil y a tellement de sujets importants Ă mes yeux dont il faut parler, qui ne sont pas des sujets lĂ©gers. En fait, pour l’instant, jâai besoin dâĂ©crire sur des sujets qui font sens pour moi ou qui me rĂ©voltent ⊠et les sujets sur lesquels je suis rĂ©voltĂ©e sont forcĂ©ment graves pour moi. En revanche, quand je fais des concerts, on trouve ma musique plutĂŽt douce et onirique ⊠Je ne vais pas me comparer Ă Stromae … mais ce dernier fait une musique archi-dansante qui permet de parler de sujets hyper graves. Câest plutĂŽt cet aspect qui me vient naturellement quand je fais des chansons. Jâai beau parler de sujets graves, jâai envie quâon puisse les entendre, tout en me faisant du bien car je ne fais pas de la musique pour me faire du mal. Jâai envie que mes chansons restent belles et poĂ©tiques.
La presse a par exemple beaucoup cité Dominique A pour décrire ton travail.
Jâai dĂ©couvert Dominique A aprĂšs avoir rĂ©alisĂ© mon premier EP Oiseau, parce quâavant ça je nâĂ©coutais vraiment pas beaucoup de chansons en français. Je fais partie de ces gens pour qui la chanson française a souvent Ă©tĂ© considĂ©rĂ©e comme âringardeâ. Mais on mâa fortement conseillĂ© de lâĂ©couter, et jâai plus qu’aimĂ© sa musique.
Je me retrouve aussi dans les artistes qu’on retrouve dans les compilations de La Souterraine, qui explorent plein de formes de chanson et de pop, tout en français.
« Sentir la chaleur, sentir le vent, la neige … câĂ©tait beaucoup plus le cas pour moi petite, et je trouve quâon perd ça en arrivant en ville. Je trouve que câest aussi ça qui nous dĂ©connecte de tout le reste par la suite. »
En parlant du fait que le monde court sans doute Ă sa perte, Ă deux reprises dans lâalbum tu Ă©voques le terme de âpoussiĂšreâ, dans les chansons âLe chant des pistesâ et âSoleil blancâ âŠ
Dans âLe chant des pistesâ je chante âquand la poussiĂšre sera toute recouverte de nouveaux reliefs, de tracĂ©s Ă©phĂ©mĂšresâ. En fait, ici la poussiĂšre serait davantage la terre. Par exemple, en ville on nâa plus de poussiĂšre, on la fuit, on recouvre tout.
Ce nâest donc pas une poussiĂšre qui proviendrait de la combustion dâun monde devenu incandescent ?
Si, tu as raison, il y aussi ce sens, puisque dans âSoleil Blancâ je parle de la poussiĂšre issue de Tchernobyl.
Dans la chanson âA lâabri dans la plaineâ jâĂ©voque aussi les pisteurs, les personnes qui arrivaient Ă reconnaĂźtre les empreintes sur la terre, celles des animaux, des humains, et les plantes sauvages. Avoir cette connaissance de la terre, câest quelque chose quâon a perdu. Quand, dâautant plus, on vit en ville on nâa Ă©videmment plus du tout ce lien avec ces Ă©lĂ©ments.
Et tu as toujours vécu en ville ?
Non, justement, jâai grandi en campagne en Franche-ComtĂ© dans lâest, jusquâĂ mes huit ans. Puis on a dĂ©mĂ©nagĂ© vers la ville de Belfort oĂč jâai justement pu faire de la musique et de la danse.
Je trouve quâen ville on perd dâailleurs complĂštement le sentiment des saisons. Pendant le tout premier confinement, Ă Grenoble, en mars 2020, jâai pour une fois vraiment eu le sentiment de sentir lâarrivĂ©e du printemps. Je trouve quâen ville en temps normal on ne perçoit plus ça. JâexagĂšre peut-ĂȘtre un peu mais les arbres ont presque tout le temps la mĂȘme tronche.
Sentir la chaleur, sentir le vent, la neige, câĂ©tait beaucoup plus le cas pour moi petite, et je trouve quâon perd ça en arrivant en ville. Je trouve que câest aussi ça qui nous dĂ©connecte de tout le reste par la suite.

Tes chansons ne sont pas Ă©crites de maniĂšre personnelle, autobiographique, tu Ă©cris souvent comme Ă la maniĂšre dâune narratrice qui dĂ©crit ce qui se passe, tu poses un dĂ©cor.
En fait, dans pas mal de chansons je dis âjeâ mais câest toujours en prenant la place dâun personnage.
Câest drĂŽle mais jâen discutais justement avec un musicien l’autre soir. Lui me disait quâil en avait marre de parler de lui dans ses chansons, et je lui rĂ©pondais que de mon cĂŽtĂ© ce nâĂ©tait presque jamais le cas (rires).
Câest vrai que je raconte toujours des histoires, avec plusieurs personnages. MĂȘme si les chansons âBulleâ et âPeau fineâ parlent peut-ĂȘtre un peu plus de moi.
Je pense que cela correspond aussi Ă des phases dâĂ©criture. Mais jâai du mal Ă me dire que je ne vais parler que de moi dans mes chansons. Dans mon procĂ©dĂ© dâĂ©criture, disons que je suis le plus souvent touchĂ©e par des sujets extĂ©rieurs dont jâai envie de parler. Câest peut-ĂȘtre de la pudeur aussi, je ne sais pas. Peut-ĂȘtre que par la suite je parlerai plus de choses personnelles.
Est-ce quâon ne rejoint pas souvent le registre de la fable dans tes chansons ?
Oui, il y aussi cela. Jâaime bien les fables, les histoires. Quand il y a des Ă©lĂ©ments de lâordre du conte, avec des personnages extraordinaires. Câest peut-ĂȘtre ce cĂŽtĂ©-lĂ que tu ressentais dâailleurs quand tu parlais de dimension transcendantale dans mes chansons. Par exemple la chanson âSerpent luneâ parle de rupture, et du fait de devoir changer de peau pour passer Ă autre chose dans sa vie. Cette figure du serpent lune, ce serait comme quelquâun qui viendrait tâĂ©pauler dans ces moment-lĂ .
Elles sont nécessaires ces figures imaginaires pour toi ?
Oui! Et comme on disait, il y a plein de choses qui nous Ă©chappent dans la vie, et lâhomme a alors tout le temps eu besoin de se raccrocher Ă des dieux, des mythes ⊠Et il y a des personnes aujourdâhui qui rĂ©introduisent des sortes de rituels, en rapport avec la nature justement, des choses quâon aurait oubliĂ©es …
La chanson « Lisandre » que tu reprends dans ton premier EP, Ă©voque dâailleurs un peu la transmission de chansons racontant des histoires dâune autre Ă©poque. De quelle Ă©poque date cette chanson ?
Câest une chanson du 19e siĂšcle que jâai dĂ©couverte quand un musicien lâavait reprise Ă une scĂšne ouverte de guitare, je me souviens. Mais ici on nâĂ©tait pas dans la transmission orale, car la chanson est extraite dâun livret dâopĂ©rette.
Jâaime bien ce genre de chansons qui peuvent sonner « anciennes ». Dans mon premier EP il y avait dâailleurs des chansons qui pouvaient avoir ce cĂŽtĂ© âfableâ. Comme des chansons, des berceuses, des ritournelles, qui se transmettent sans qu’on ne sache plus d’oĂč elles viennent, mais qu’on a l’impression d’avoir dĂ©jĂ entendues. Câest aussi dâaprĂšs moi ce qui fait du lien entre les gens. On a parfois lâimpression dâavoir dĂ©jĂ entendu des chansons mais on ne sait plus dâoĂč, et tout cela crĂ©e lâhistoire, et nos histoires.
Aussi, quand jâĂ©crivais mon album Caillou, je lisais aussi beaucoup sur lâanimisme, sur dâautres cosmogonies, dâautres systĂšmes de pensĂ©e. En occident, on oppose le concept de nature Ă celui de culture, mais dans certaines tribus indiennes dâAmĂ©rique par exemple, il nây a pas ces deux concepts distincts. Il y a une place pour chaque chose, en relation avec les autres. On ne sĂ©pare pas les choses.
Finalement jâaime bien quand les choses ont du lien, et en te parlant je me dis que cet album est peut-ĂȘtre une quĂȘte pour crĂ©er ce lien finalement. Je me suis beaucoup interrogĂ©e sur le lien quâon avait avec le monde dans lequel on vivait, les liens quâon avait les uns par rapport aux autres. Et je pense finalement que les chansons de Caillou Ă©voquent mon aspiration Ă plus de douceur et plus d’humanitĂ© dans nos liens.

« Je pense quâon connaĂźt une perte de sens globale depuis des annĂ©es. Jâai lâimpression quâautour de moi les gens se demandent de plus en plus ce quâils foutent, que faire, ce qui a du sens, ce qui nâen a pas. »
La chanson âLes nageusesâ Ă©voque le dopage des athlĂštes est-allemandes pendant la guerre froide. On parlait plus haut de se rĂ©fĂ©rer aux sensations, dâaccepter de ne pas pouvoir tout contrĂŽler par la raison, ici ces athlĂštes ont perdu jusquâau contrĂŽle de leur propre corps …
Oui , ce qui mâa touchĂ© dans cette histoire câest le fait que ce soit encore des enfants Ă cette Ă©poque. Elles nâavaient pas conscience de tout cela car câĂ©tait grisant pour elle de gagner des mĂ©dailles dâor. Je ne sais pas si tu as visionnĂ© le clip, mais il a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© avec de vraies images dâarchives. Ces filles avaient des voix dâhommes, nâavaient pas de hanches, nâavaient pas leurs rĂšgles âŠ
Dans cette chanson tu chantes âmes muscles me sont Ă©trangersâ. On est dans une dĂ©personnalisation complĂšte.
Oui, câest vraiment ça, elles sont rĂ©duites Ă un Ă©tat de corps, un corps qui gagne. Ce que je voulais raconter aussi dâailleurs, câest leur ambivalence, car elles ont Ă©tĂ© Ă la fois victimes et parties prenantes dans cette histoire.
Jâai pensĂ© Ă un autre chanteur que Dominique A en Ă©coutant tes chansons, câest Hubert-FĂ©lix ThiĂ©faine. Je viens en l’occurrence dâĂ©couter son dernier album.
Il est franc-comtois aussi ! Mais je nâai pas encore Ă©coutĂ© cet album.
Son dernier album sâintitule GĂ©ographie du vide, et une de tes chansons sâappelle justement âFlashĂ©s par le videâ dans laquelle tu chantes : âFlashĂ©s par le vide, nous nous arrĂȘterons, Ă lâirraisonnable imagination.â Câest du ThiĂ©faine dans le texte ! Non ?
Tu trouves ? Il faut vraiment que jâĂ©coute !
Dans une de ses interviews de sortie de disque, il dit notamment que le titre de son album, âGĂ©ographie du videâ, contient âun lien avec le cosmique, câest le drame de la solitude individuelle ou collective par rapport Ă lâimmensitĂ©, les soirs dâĂ©tĂ© quand on regarde le ciel et quâon se sent Ă peine une fourmi.â On est en plein dans le thĂšme de la crise existentielle quâon Ă©voquait plus tĂŽt!
Ăa me fait penser Ă la reprise de la chanson âComme un legoâ de Manset par Bashung. Je pense quâon connaĂźt une perte de sens globale depuis des annĂ©es. Jâai lâimpression quâautour de moi les gens se demandent de plus en plus ce quâils foutent, que faire, ce qui a du sens, ce qui nâen a pas. Il faut vraiment que jâĂ©coute cet album en lâoccurence. Jâavais vu ThiĂ©faine en concert il y a pas mal de temps, jâavais beaucoup aimĂ© alors que je ne connaissais pas trop.
De mon cĂŽtĂ©, la chanson âFlashĂ©s par le videâ est plutĂŽt sur le fait de vouloir toujours aller plus loin, gravir des montagnes. Avoir cette envie dâaller plus loin que ce quâon a jamais imaginĂ© et puis vraiment tomber sur lâinconnu, le vertige. Quand on se dit : âça je nâaurais jamais pu lâimaginerâ.
Et quel sens a la notion de vide pour toi dans cette chanson ?
Dans la chanson, pour moi le vide fait rĂ©fĂ©rence Ă un voyage en Sicile avec ma mĂšre et ma sĆur. On se baladait Ă cĂŽtĂ© dâun cratĂšre de volcan, et cette immensitĂ© faisait que ça donnait envie de plonger. Parfois je trouve que le vide donne envie de sauter. Je ne fais pas dâalpinisme ou dâescalade, mais le vertige, le vide ⊠il y a une attirance des extrĂȘmes je trouve.
En parlant de ça, câest marrant mais jâai rĂȘvĂ© la nuit derniĂšre que je volais ⊠CâĂ©tait assez gĂ©nial (rires).
Tu as dâautres chanteurs francophones Ă citer et qui font partie de tes goĂ»ts ? Jâai vu que tu avais repris âSiffler sur la collineâ de Joe Dassin rĂ©cemment âŠ
Bon, je ne suis pas vraiment une fan de Joe Dassin, mais jâaimais beaucoup la naĂŻvetĂ© de cette chanson. Le personnage fĂ©minin se moque vraiment du narrateur tournĂ© en bourrique. Ce dernier se prend quand mĂȘme deux « vents » monumentaux dans la chanson par une fille qui se moque complĂštement de lui, mais il le raconte dâune maniĂšre trĂšs douce. Il y a quand mĂȘme pas tant de chansons comme ça je trouve. Et puis jâaime bien lâimage dâun chemin qui mĂšnerait tout en haut dâune colline ⊠Et puis le âzai zai zai zai â ⊠Jâai bien aimĂ© la revisiter.
Sinon en chanson française, jâai beaucoup Ă©coutĂ© Dominque A aprĂšs coup comme je te disais.
En chanson non francophone, je suis trĂšs fan de Michelle Gurevich. Elle fait des chansons dans une sorte de minimalisme que jâadore. Et puis jâaime des artistes comme Cat Power ou Laurie Anderson. Laurie Anderson est une rĂ©fĂ©rence que je cite tout le temps, elle Ă©tait complĂštement barrĂ©e et en mĂȘme temps trĂšs pop.
Tu nâas pas tant que ça dâinfluences françaises, donc comment le fait de chanter en français est venu Ă toi ?
Comme je te disais jâĂ©coute plus de chansons françaises maintenant que jâen fais. Je ne viens pas trop de cette scĂšne-lĂ , mais contrairement Ă des gens qui pensent que cette langue ne sonne pas bien en musique, je trouve que câest une super langue, il y a plein de maniĂšres de la faire sonner. Câest diffĂ©rent de lâanglais câest sĂ»r. Mais je trouve que ce font La Femme ou Feu Chatterton! est vraiment cool pour ne citer quâeux. Il y a plein d’artistes que jâaime et que jâaimerais moins sâils chantaient en anglais.
De mon cĂŽtĂ©, jâai de plus en plus besoin de mâidentifier aux paroles et parfois du mal Ă mâidentifier Ă des chanteurs anglophones par exemple car je nâai pas lâimpression de saisir toute la substance de ce quâils racontent dans leur chansons.
Câest vrai quâil y a des artistes pour lesquels je regrette de ne pas parler assez bien anglais. Je pense Ă Kae Tempest qui fait des morceaux super puissants, avec un phrasĂ©, des textes politiques. Sleaford Mods aussi, jâai le sentiment de ne pas parler assez bien anglais pour bien en profiter, mais musicalement jâaime ce quâils dĂ©gagent.
Ah, je pense aussi aux suisses de Hyperculte que jâadore, et en français!
Quand est-ce que tu sais que tu as terminé une de tes chansons ?
Oh la la (rires). Je passe beaucoup de temps sur la « toute toute toute fin » dâune chanson. Jâai du mal Ă finir, je pense toujours aux choses qui pourraient ĂȘtre mieux. MĂȘme si ça va de mieux en mieux, maintenant.
Il y a deux Ă©tapes pour moi. La premiĂšre, câest quand je sais que la chanson est lĂ , quâelle raconte ce que je veux raconter. Et câest bien par la sensation que ça fonctionne, je dois le sentir. Quand jâĂ©coute la chanson, je dois ne pas rĂ©agir de maniĂšre « cheloue » en me disant âoh mais il y a truc qui va pas lĂ â. Je le sens donc par le corps quand la chanson est lĂ .
La deuxiĂšme Ă©tape, ce sont alors les finitions de production, les arrangements ⊠Jâattends de ne plus avoir de retour ou jâattends le moment oĂč je sais que je vais ĂȘtre la seule Ă entendre les dĂ©tails que je souhaite changer. Alors, jâarrĂȘte et je passe Ă autre chose.
Merci beaucoup pour cette discussion GisĂšle! Je te laisse le champ libre pour me citer une chanson francophone qui t’inspires.
Je vais en citer deux. Je vais dire Robi, âOn ne meurt plus dâamourâ. Et âAdieu lâenfanceâ de La FĂ©line. Ce sont des chansons qui mâont beaucoup influencĂ©e pour le coup. Quand jâai dĂ©couvert Robi sur son premier album, je me suis pris une claque Ă©norme, je trouvais cela tellement bien.
Quant Ă âAdieu lâEnfanceâ, câest une chanson que je trouve superbe, et je suis trĂšs fan de La FĂ©line. Je trouve que câest une super artiste, talentueuse, hyper gĂ©nĂ©reuse, solaire ⊠âAdieu lâenfanceâ est une trĂšs belle chanson avec une montĂ©e Ă la fin qui mâa beaucoup influencĂ©e, une sorte de libertĂ© avec en mĂȘme temps une diction trĂšs simple et trĂšs directe que jâaime bien.
GisĂšle Pape x Caillou x paru le 29 janvier 2021 (Finalistes/Paule et Paule)

Les pistes :
- Le chant des pistes
- Les nageuses
- Bulle
- Luciole
- Soleil Blanc
- Ă l’abri dans la plaine
- Serpent Lune
- Flashés par le vide
- Peau Fine
- Ă l’heure oĂč la lumiĂšre dort
GisÚle Pape joue à Petit Bain (Paris) le mardi 7 décembre avec Ravages et The Rodeo
Propos recueillis par Simdo
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