đ„ Pharaon de Winter « Cet album devait sonner brun, couleur terre. »

C’est un disque Ă l’odeur de sous-bois brumeux et Ă la virtuositĂ© rugueuse. Un album qui raconte des histoires et interroge trĂšs souvent la fragilitĂ© des vies effrĂ©nĂ©es et des quotidiens intenables – mais pourtant rĂ©els – de personnes capables de produire l’horreur dans un cadre somme toute banal.
Mais avancez nĂ©anmoins prĂšs de votre chaĂźne audio en toute sĂ©rĂ©nitĂ© : les dix chansons qui constituent l’anguleux France ForĂȘts, deuxiĂšme album de Pharaon de Winter, sont des vrais coups de maĂźtre, dans leurs mĂ©lodies raffinĂ©es et entĂȘtantes, leur pouvoir de narration suffisamment ample pour pouvoir y toucher n’importe quel auditeur non-malĂ©fique sentimentalement curieux . Car, oui, il y est aussi question de passions et d’Ă©motions unanimement ressentis par le commun des mortels.
Entretien savoureux avec Maxime Chamoux, garde forestier de ces histoires humaines vertigineuses qui ne cessent de nous titiller.
Piste 1 : Salut Maxime, un plaisir de pouvoir discuter avec toi de France ForĂȘts le dernier album de Pharaon de Winter, que j’ai adorĂ©. Et je nâai pas Ă©tĂ© le seul car il a reçu un trĂšs bon accueil de la critique. Ăa t’a fait plaisir je suppose ?
Pharaon de Winter : Oui, et vraiment je n’en attendais rien, travaillant sur dâautres choses Ă cĂŽtĂ© notamment. Jâavais aussi rĂ©ussi Ă me dire, et câest difficile de se dire ça, que je mâen foutais, que lâimportant Ă©tait le rĂ©sultat du disque, que jâen sois content et mes musiciens aussi. Donc vraiment jâĂ©tais presque dans une dĂ©marche de « terre brĂ»lĂ©e ». Qui plus est lâaccueil de mon premier album avait Ă©tĂ© difficile car on lâavait sorti une semaine avant les attentats du Bataclan en 2015. On nâa eu aucune presse, personne nâavait envie de parler de musique. Ensuite il y a eu mon EP piano solo L’Habitacle sorti en 2018, dont j’Ă©tais trĂšs fier car câĂ©tait un vrai dĂ©fi musical pour moi dans sa rĂ©alisation. Pour lâenregistrement de cet EP, je jouais et je chantais en mĂȘme temps, ce qui ne se fait plus trop. Mais encore une fois, il y a eu zĂ©ro presse autour de cette sortie, et ça mâavait vraiment meurtri Ă lâĂ©poque.
Donc jâĂ©tais sur un historique rĂ©cent qui mâa poussĂ© Ă me dire que pour ce deuxiĂšme album, on allait faire ce qui nous plaisait avec le groupe et quâon allait bien voir ⊠Et puis de maniĂšre un peu inattendue, les premiĂšres critiques sont bonnes, venant de personnes qui en parlent bien, qui ont lâair dâavoir compris le disque. Bon il y en a encore quelques unes qui parlent de âchansons guillerettesâ et âfĂ©dĂ©ratricesâ, ce qui mâa toujours un peu poursuivi et que je ne comprends pas. Mais tout cela est rĂ©confortant, surtout quand câest inattendu. Câest un bon dĂ©but.

Les critiques semblent en effet plutĂŽt inspirĂ©es pour parler de France ForĂȘts, ce deuxiĂšme album de ta part. Beaucoup dâentre elles parlent bien entendu de la thĂ©matique sous-jacente Ă lâalbum, celle des faits divers et histoires criminelles, et rappellent bien sĂ»r que tu as Ă©tĂ© un des journalistes du magazine Society auteur de lâincroyable enquĂȘte Ă succĂšs sur lâaffaire Dupont de LigonnĂšs, paru Ă lâĂ©tĂ© 2020. Ce grand succĂšs de presse fait parfaitement le lien avec ton dernier album. Le temps de crĂ©ation des chansons de ton album a t-il Ă©tĂ© le mĂȘme que celui de la rĂ©daction de lâenquĂȘte pour Society ?
Non, mes chansons Ă©taient prĂ©alables Ă lâenquĂȘte. La plus vieille des chansons a facilement quatre ans, quatre ans et demi, et la plus rĂ©cente a Ă©tĂ© terminĂ©e deux, trois semaines avant de rentrer en studio dans le sud. Le laps de temps de la crĂ©ation a Ă©tĂ© trĂšs long. Lâalbum a Ă©tĂ© enregistrĂ© en mars 2020, la semaine avant le premier confinement donc. Et on a vraiment rĂ©digĂ© lâenquĂȘte Ă partir de ce premier confinement.
Par contre, jâai fait des voix en juillet 2020 Ă Paris. Jâavais des supers journĂ©es, je crois que je n’en ai jamais eu dâaussi chargĂ©es. Je me levais tĂŽt, vers 6h30, je commençais Ă Ă©crire lâenquĂȘte, jâallais en studio de 10h00 Ă 19h00 faire ces voix et un dĂ©but de mix. Il faisait 40 degrĂ©s. Je rentrais chez moi, il faisait encore plus chaud. Je me couchais, je mangeais. Et je réécrivais jusquâĂ deux heures du matâ. Et rebelote le lendemain matin … Donc jâai fait les voix de cet album pile au moment oĂč je rĂ©digeais lâenquĂȘte.
Et quand tu enquĂȘtais sur cette affaire avant de la rĂ©diger, tu composais aussi tes chansons dans le mĂȘme temps ?
LĂ , pour le coup, l’enquĂȘte et lâĂ©criture des mes chansons Ă©taient liĂ©es par la mĂȘme pĂ©riode, puisquâon a enquĂȘtĂ© pendant quatre ans. Donc forcĂ©ment, jâai baignĂ© dans un contexte de faits divers et dâenquĂȘtes pendant ce laps de temps.
« Ce qui, moi, me bouleverse dans ces histoires criminelles, ce sont les moments du quotidien qui sây insĂšrent. »
Les chansons, câĂ©tait un moyen de prendre du recul, dâhumaniser un peu tout cela, cette enquĂȘte ?
En fait, non. LâenquĂȘte et mes chansons, c’Ă©tait deux exercices opposĂ©s. Pour lâenquĂȘte on a vraiment essayĂ© de ne parler que de faits et de ne jamais laisser paraĂźtre ce quâon pensait, nous, ce quâelle nous procurait comme sentiment. On a vraiment essayĂ© dâĂȘtre dans lâempathie la plus totale avec les personnes interrogĂ©es et de raconter leur histoire de la façon la plus prĂ©cise possible. Concernant les chansons, câĂ©tait lâinverse. Je laissais infuser en moi certaines histoires, que ce soit celles de Romand, Treiber, Kampusch ⊠Et jâessayais dâextraire de ces histoires-lĂ ce qui me donnait un peu le vertige, ce qui me touchait personnellement en elles.
CâĂ©tait donc comme prendre un matĂ©riau extĂ©rieur et le ramener vers quelque chose qui mâĂ©tait personnel. CâĂ©tait le procĂ©dĂ© inverse Ă lâenquĂȘte.
Mais comment ne pas avoir âtropâ le vertige en faisant cela ? Comment rĂ©ussir Ă considĂ©rer ces histoires criminelles de façon personnelle ?
DĂ©jĂ , dans mes chansons, je ne parle jamais des choses horribles de ces affaires criminelles, mais toujours des moments du quotidien qu’elles contiennent. Ce que je trouve le plus vertigineux dans ces affaires, ce nâest en effet pas tant le moment oĂč une personne tue sa famille. Ce nâest Ă©videmment pas que câest banal, mais des gens qui tuent des gens, ça existe depuis toujours, et ce n’est pas ce qui m’intĂ©ressait. Je ne parle jamais de cet aspect dans mes chansons. Je ne parle jamais du sang, jamais des crimes.
Par contre, ce qui, moi, me bouleverse dans ces histoires, ce sont les moments du quotidien qui sây insĂšrent. Par-exemple, et ma chanson âLâHabitacleâ sur Jean-Claude Romand sây rĂ©fĂšre : quâest-ce que faisait ce type tout seul le jour dans sa voiture ? Bon, on sait quâil ne faisait pas grand chose, mais surtout, quâest ce quâil se disait ? Quâest-ce qui lui passait par la tĂȘte dans sa bagnole entre le moment oĂč il quittait sa famille le matin en faisant croire quâil allait bosser et le moment oĂč il rejoignait sa famille le soir en faisant croire quâil avait bossĂ© ? Câest ça qui me procure rĂ©ellement cette sensation de vertige. Comment on peut tenir une vie comme celle-lĂ ?
âLâHomme de la Maisonâ est une chanson sur la sĂ©questration. Que ce soit pour lâaffaire de cet horrible mec qui sĂ©questrait Natascha Kampusch (NDLR : Wolfgang PĆiklopil) ou encore de Josef Fritzl … Quand ce genre de tortionnaire fait le mĂ©nage chez lui, quâil regarde la tĂ©lĂ© et quâil sait quâil y a quelquâun en-dessous dans la cave quâil est en train de sĂ©questrer, quâest-ce quâil se dit pour apprivoiser cette idĂ©e ? Comment apprivoiser ces choses impensables, intenables et rĂ©ussir Ă avoir une vie Ă cĂŽtĂ© de ça ?
On pense habituellement que ces personnes ne doivent pas se poser ce genre de questions , quâelles ne pensent pas comme nous, ou du moins sur le mĂȘme mode. Il est en gĂ©nĂ©ral plus facile, et nĂ©cessaire pour nous, de se dire que ces personnes sont des monstres sans pensĂ©es. DâoĂč ma question prĂ©cĂ©dente sur âlâhumanisationâ de ces personnes dans tes chansons.
Oui. Alors, dâun autre cĂŽtĂ©, jâai toujours fait attention Ă ne pas ĂȘtre dans lâempathie avec ces auteurs de faits criminels. Je ne fais jamais sentir que ce seraient simplement des personnes en rĂ©bellion contre la sociĂ©tĂ© ou autres ⊠Ce serait une bĂȘtise. Non, j’essaye juste de me poser cette question : comment on fait pour rĂ©ussir Ă vivre des expĂ©riences comme ça ?
Je crois que mon album parle beaucoup dâenfermement, aussi bien physique que mental. Comment on fabrique sa propre prison et on accepte de vivre dedans ? Et comment on fait pour sâen sortir quand elle devient trop invivable ?
Câest un peu vertigineux Ă©galement de se dire quâon est jamais rassasiĂ© de s’informer de ce genre de fait divers … ?
Oui, ça tient dĂ©jĂ au mystĂšre de ce genre dâaffaires : on en veut toujours plus. Et puis, je trouve que ces faits divers sont aussi une bonne façon de connaĂźtre un pays, une Ă©poque. Souvent, ils sâinscrivent dans un contexte socio-Ă©conomique bien particulier âŠ
Par exemple, si on prend lâaffaire Dupont de LigonnĂšs, câest assez fascinant car c’est une histoire criminelle qui traverse pas mal de sphĂšres. Je pense par exemple au fait quâil ait grandit dans un Versailles archi-conservateur et quâil s’est passionnĂ© Ă la fois trĂšs tĂŽt pour les Etats-Unis, le libĂ©ralisme, lâĂ©conomie de marchĂ© ⊠Ce quâil pensait ĂȘtre conciliable ne tenait donc pas Ă terme : ce tropisme archi-traditionnaliste et ses envies de mĆurs plus libĂ©rĂ©s. On sent bien que dans sa vie couple, cela a créé des problĂšmes, comme dans sa façon de gĂ©rer lâargent. On ne peut pas essayer de comprendre ce qui a pu se passer dans la tĂȘte de cet homme sans tous ces Ă©lĂ©ments. Au final, ça en dit long sur la vie dâun homme de cinquante ans au 20e siĂšcle en France.
En effet, tous ces mythes quâil a en tĂȘte, Ă savoir lâargent facile, la rĂ©ussite Ă©conomique rapide, ce sont des idĂ©es qui ont Ă©tĂ© partagĂ©es par bon nombre de personnes Ă la mĂȘme Ă©poque âŠ
Et tu vois, câest aussi une histoire du crĂ©dit Ă la consommation, dont Emmanuel CarrĂšre a beaucoup parlĂ© dans le livre Dâautres vies que la mienne par exemple. Câest donc bien une histoire de la France aussi : Ă partir de la deuxiĂšme partie des annĂ©es 90, combien de personnes ont coulĂ© Ă cause de ces crĂ©dits Ă la consommation ? ĂnormĂ©ment. Et sans tout ce contexte, on est en droit de se demander si ce genre dâhistoires criminelles en arriveraient Ă ce genre dâextrĂ©mitĂ©.
« Je me suis demandĂ© ce quâil y avait dans la forĂȘt qui fascine autant lâhomme ⊠On peut aller en forĂȘt soit pour se dĂ©tendre, dĂ©compresser, ou dĂ©fouler une pulsion de mort ⊠Tu tâaperçois que câest vraiment un lieu de libĂ©ration de pulsions. »
Reparlons de ta chanson âL’habitacleâ, qui imagine les moments passĂ©s par Jean-Claude Romand tout seul dans sa voiture. Tu y chantes : âla musique dans l’habitacle peut tout recommencer.â Tu prends le parti pris de te dire quâil a pu parfois Ă©couter de la musique dans sa voiture, et que ça lui permettait peut-ĂȘtre de sâĂ©vader de la âprison mentaleâ, pour reprendre tes termes, dans laquelle il sâĂ©tait enfermĂ© par sa mythomanie ?
LâidĂ©e Ă©tait dâessayer de trouver un aspect universel dans ce sentiment. Aussi bien dans le cas de la vie de Romand qui fixait le vide de sa propre vie, que pour nâimporte quelle autre personne qui pourrait Ă un moment de sa vie avoir le syndrome de lâimposteur. Car en rĂ©alitĂ© ce sentiment de vide titille tout le monde.
Mais je voulais aussi essayer de trouver un aspect universel dans la possibilitĂ© dâune issue, dâune lumiĂšre, dâun espoir ⊠Et je me dis que oui peut-ĂȘtre, Ă certains moment de sa vie, quand il passait ses journĂ©es seul sur ces aires dâautoroutes, et quâune chanson lui plaisait Ă la radio, cette-derniĂšre lâarrachait Ă sa condition pour trois minutes.
Lâhabitacle est donc une chanson un peu âmetaâ. La musique, câest aussi fait pour ça : tâarracher Ă ta condition, Ă ce que tu es en train de vivre, amĂ©liorer ta vie pour le moment que dure le morceau. Et je me disais quâon est tous un peu comme ça. CâĂ©tait donc aussi pour moi une espĂšce dâallĂ©gorie de la condition dâauditeur, de quelquâun qui, sans quâil le sente venir, quitte mentalement son quotidien pendant les trois minutes dâune chanson. Le contraste est encore plus dur dans lâaffaire Romand car son quotidien Ă lui nâest pas tenable du tout.
Tu es nĂ© Ă Auxerres, tu as passĂ© ton enfance dans lâYonne, théùtre de plusieurs faits divers tragiques ces 50 derniĂšres annĂ©es. Est-ce que ce contexte a indubitablement favorisĂ© le fait que tu tâintĂ©resses un jour aux histoires criminelles ? Vous en parliez beaucoup quand tu Ă©tais enfant de ces affaires malheureusement retentissantes ?
Non, et je pense que câest justement ce qui fait que ces histoires ont infusĂ© en moi. On n’en parlait pas tant que ça, et câest moi, en rĂ©alitĂ©, en regardant des Ă©missions Ă un moment donnĂ©, qui me suis dit quâil sâĂ©tait quand mĂȘme passĂ© beaucoup de choses Ă cĂŽtĂ© de chez moi quand jâĂ©tais petit, et quâon nâen parlait pas. Je pense que ça a vraiment confirmĂ© cette intuition que jâai depuis que je suis petit et qui est que le mal nâa pas besoin dâun visage extraordinaire pour sĂ©vir, quâil peut sâinsinuer dans des recoins assez banals voire ennuyeux de la vie. On peut remarquer que les endroits oĂč beaucoup dâaffaires de ce type ont eu lieu sont lâYonne, la Lorraine, le Nord ⊠Des endroits oĂč il y a certes un niveau socio-Ă©conomique qui nâest pas Ă©levĂ©. Mais il y a aussi dans la gĂ©ographie, la topographie de ces lieux, quelque chose dâun peu ennuyeux. Il nây a pas grand chose Ă y voir. Et jâai vraiment lâimpression parfois quâil y a un lien entre cet aspect morne de la topographie et lâintensitĂ© et la frĂ©quence de ces affaires criminelles.
Il y a dix, douze ans je me suis retournĂ© sur mes annĂ©es de jeunesse en me disant que pendant cette pĂ©riode de ma vie dans l’Yonne, il y a eu lâaffaire Emile Louis, lâaffaire Treiber, Fourniret est aussi passĂ© par lĂ . Dans mon Ă©cole primaire, l’instit’ de la classe Ă cĂŽtĂ© de la mienne est tombĂ© pour pĂ©dophilie ⊠ce sont des choses qui bouleversent. Finalement, tu finis par te dire que la figure de la violence gratuite est toute proche et prend des contours archi banals. Je ne sais pas comment le dire autrement.
Il y a une phrase qui mâa particuliĂšrement intriguĂ© dans ton album, câest dans ta chanson « Quart Nord-Est » oĂč tu Ă©cris âplus dâhistoires sans forĂȘtâ. Elle fait rĂ©fĂ©rence Ă lâaffaire Treiber ? (NDLR : Jean-Pierre Treiber Ă©tait surnommĂ© âlâhomme des boisâ)
Oui, Ă lâaffaire Treiber, mais aussi au fait que, et jâen parle dans cette chanson, certaines victimes dâEmile Louis ont Ă©tĂ© retrouvĂ©es dans un bois qui jouxtait le terrain de Saint-Georges sur Baulche oĂč jâavais jouĂ© au foot enfant. Je sais aujourdâhui quâĂ quelques centaines de mĂštres de lâendroit oĂč je jouais, il y avait ces jeunes filles enterrĂ©es ⊠Dans cette chanson jâimagine le fait que les spectateurs qui sont en train de nous regarder jouer au foot se dĂ©tournent du match pour regarder les corps dĂ©terrĂ©s non loin de lĂ .
Jâaimais bien aussi cette phrase : âplus dâhistoire sans forĂȘtâ âŠ
Elle a dâailleurs inspirĂ© le titre de ton album : âFrance ForĂȘtâ. Jâai eu lâimpression quâon touchait dans cette phrase Ă un point nĂ©vralgique de lâalbum.
Oui. En fait la forĂȘt a vraiment Ă©tĂ© une obsession sur cet album. DĂ©jĂ Ă©normĂ©ment dâaffaires criminelles dĂ©butent ou se terminent dans une forĂȘt. Je me suis demandĂ© ce quâil y avait dans la forĂȘt qui fascine autant lâhomme ⊠On peut aller en forĂȘt soit pour se dĂ©tendre, dĂ©compresser, ou dĂ©fouler une pulsion de mort. Tu tâaperçois que câest vraiment un lieu de libĂ©ration de pulsions. Câest ce que Foucault appelait les « hĂ©tĂ©rotopies » : des lieux dans la sociĂ©tĂ© des hommes mais dont les codes sont Ă l’opposĂ© de la sociĂ©tĂ© des hommes. Tu y viens pour tây comporter dâune façon diffĂ©rente de celle du reste de la sociĂ©tĂ©. Les maisons closes Ă©taient par exemple pour Foucault des hĂ©tĂ©rotopies.
Mais ce qui est fascinant, câest que la forĂȘt est aussi perçue comme un endroit bienfaisant. On attend quelque chose d’elle qui surpasse la vie quotidienne : quâelle te fasse du bien, quâelle rĂ©vĂšle des secrets …
Il y a un rapport Ă la forĂȘt vraiment Ă©trange qui me fascine beaucoup. Et dâun point de vue sonore, jâavais vraiment envie quâon ait lâimpression que les chansons sont jouĂ©es dans la forĂȘt : dans le noir, le silence, au milieu dâune clairiĂšre ⊠Dans lâalbum dâavant je disais souvent Ă mes musiciens et Ă mon ingĂ© son quâil devait ĂȘtre maritime, sonner bleu. LĂ , je leur disais quâil devait sonner brun, couleur terre.

Les sessions dâenregistrement de lâalbum ont Ă©tĂ© plutĂŽt courtes, non ?
Oui, on a enregistrĂ© le groupe en une semaine. Et Ă lâĂ©tĂ© 2020, aprĂšs le premier confinement, on a fait les voix. On a donc enregistrĂ© somme toute assez rapidement.
Et cette semaine dâenregistrement en groupe a Ă©tĂ© faite dans un studio dans le sud, sur la CĂŽte dâAzur il me semble ? Comment avez-vous fait pour ne pas ĂȘtre distrait par ce chouette environnement ?
Parce quâon savait tous ce quâon avait Ă faire. Ăa faisait des annĂ©es quâon rĂ©pĂ©tait ces chansons. On ne sâest pas fait influencĂ© par le cadre. Je me suis juste servi de la mer pour enregistrer un bruit de vague sur la chanson âNigelâ.
Cette chanson Nigel fait justement référence à une histoire que tu as lu sur un oiseau marin ?
Oui, Ă un article que jâavais lu dans Le Monde, et qui concernait ce fou de bassan qui sâĂ©tait laissĂ© complĂštement subjuguĂ© par une statue. Sur un littoral de Nouvelle-ZĂ©lande, les associations de dĂ©fense de la vie animale ont voulu repeupler cet endroit en fous de bassan, et ont dĂ©cidĂ© pour ce faire de construire des statues de fous de bassan en bĂ©ton. Ăa n’a pas marchĂ© … sauf pour un fou de bassan qui a commencĂ© Ă amener Ă manger Ă cette statue, Ă lui faire un nid, etc âŠ
Il sâavĂšre que les autres oiseaux sont venus le chercher plusieurs fois pour lâemmener en migration, mais il est restĂ© scotchĂ© Ă cette statue et sâest laissĂ© mourir de faim. Au bout dâun moment, les nĂ©o-zĂ©landais ont mis une camĂ©ra sur le nid que Nigel, ce fou de bassan, avait fait. Et câest devenu un Ă©vĂ©nement national, une sorte de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© quotidienne et imprĂ©vue. Ils se sont pris de passion pour cet oiseau, et beaucoup de nĂ©o-zĂ©landais ont eu le cĆur brisĂ© et ont pleurĂ© sa mort.
Tu as dĂ©cidĂ© de mettre une peinture du criminel Jean-Pierre Treiber, dit âlâhomme des boisâ, en pochette de ton album. Pourquoi ?
Il y avait plusieurs raisons à ça pour moi. CâĂ©tait dĂ©jĂ quelquâun qui habitait pas trĂšs loin de chez moi, qui a donc tuĂ© l’actrice GĂ©raldine Giraud et sa compagne et est allĂ© en prison pour ça. Il sâest Ă©vadĂ© de prison en se mettant dans un carton, et il avait Ă©tĂ© aidĂ© par un mec que je connaissais et qui avait Ă©tĂ© au collĂšge avec moi. Et Ă la suite de son Ă©vasion, il sâest rĂ©fugiĂ© dans les bois, jusquâĂ son arrestation en Seine-et-Marne. Câest donc Ă ce moment-lĂ quâon lâa appelĂ© âlâhomme des boisâ.
Jâai donc eu lâimpression que Treiber Ă©tait une figure, une espĂšce dâallĂ©gorie qui regroupait pour moi les thĂ©matiques que je voulais aborder dans lâalbum : la violence, la forĂȘt, la proximitĂ© de chez moi, le rapport Ă lâadolescence, car je connaissais quelquâun qui lâavait aidĂ© Ă s’Ă©vader pour de lâargent et je trouvais ça complĂštement absurde dâavoir fait ça âŠ
Quand je cherchais une idĂ©e pour la pochette, et que je parlais avec mon pote David Simonetta qui est peintre, ça a fait âtiltâ pour moi : je lui ai donc commandĂ© un portrait de Jean-Pierre Treiber pour ma pochette.
On sent dans tes chansons que tu es un vrai mĂ©lodiste. Ca mâa fait du bien dâentendre des morceaux avec des bonnes mĂ©lodies qui tiennent sur la durĂ©e, et qui sâinsĂšrent dans des chansons qui peuvent sans peine atteindre les 5 ou 6 minutes, enregistrĂ©es avec de nombreux instruments et sans adjonction Ă©lectronique ou presque, avec une base gitare, batterie, basse, piano.
CâĂ©tait vraiment un des objectifs explicites de lâalbum. Je voulais un album de groupe, dans lequel on entend les musiciens, dans lequel on peut alors apprĂ©cier leur jeu, leur son.
Jâai des musiciens qui ont des personnalitĂ©s musicales trĂšs fortes. Mon bassiste joue comme personne ou presque, il a une maniĂšre de placer ses lignes qui est trĂšs particuliĂšre. Mon guitariste a un jeu qui nâest pas du tout un jeu de guitare actuel, il a des rĂ©fĂ©rences trĂšs mathĂ©matiques, pointues, laborantines, prĂ©cises comme celles du groupe King Crimson par exemple, et en mĂȘme temps sans aucun snobisme. JâapprĂ©cie par exemple le fait de pouvoir parler avec lui des Strokes, lâun de nos groupes prĂ©fĂ©rĂ©s. Je ne mâen cacherai jamais. Je pense que dâici dix ou quinze ans on en reparlera comme un trĂšs grand groupe de son Ă©poque, mĂȘme si ils sont un peu mĂ©prisĂ©s ces derniers temps.
Je parle aussi beaucoup de musique brĂ©silienne pour parler de mon disque, non pas parce qu’elle sâentend rĂ©ellement sur le disque, Ă part pour un ou deux changements dâaccord qui ne diront pas grand chose aux gens. Mais jâadore cette musique brĂ©silienne des annĂ©es 70 parce quâen termes de productions, il nây a pas de chichi, on entend les gens jouer comme s’ ils Ă©taient devant toi ⊠Ce nâest pas mĂȘme pas qu’on ressent un feeling live sur ces disques, mais les instruments et les instrumentistes y sont mis Ă lâhonneur. Il nây a pas de producteur qui vampirise la crĂ©ation pour crĂ©er un son qui sera ensuite datĂ© dix ans plus tard, non, on laisse juste la place aux instruments. Et câest ce que jâadore, notamment dans les disques de LĂŽ Borges, de Erasmo Carlos âŠ
La directive de production pour l’enregistrement de mon album, câĂ©tait donc d’essayer de se rapprocher de ça. Et câest cool, parce que jâai des potes musiciens qui me font des retours sur lâalbum en me disant âah, câest rare dâentendre un groupe jouer ensemble aujourd’hui sur un disqueâ, et ça me fait trĂšs plaisir.
« Intervient trĂšs rapidement pour moi le moment oĂč je considĂšre que ma chanson a ses propres besoins et que je dois alors pallier Ă ces besoins, lâemmener lĂ oĂč elle doit aller. »
On peut donc parler dâune production allant Ă contre-courant de ce qui se fait actuellement. Mais les arrangements fonctionnent peut-ĂȘtre trop souvent comme des âcache-misĂšresâ dans certaines productions dâaujourdâhui ? Allez, câest ma question un peu choc de lâinterview …
Je crois que câest un des mauvais cĂŽtĂ©s de lâurbain sur le reste de la production musicale. En fait, ce qui est important dans le rap, ce sont les prods, on Ă©coute aussi le rap pour ça. Et jâai lâimpression, en parlant avec des potes qui aiment le hip-hop, qu’ils parlent trĂšs souvent de la âprodâ. Et ça ressemble un peu Ă un concours qui me laisse de mon cĂŽtĂ© indiffĂ©rent. Je crois quâon se lasse assez rapidement de ces prods.
Dâailleurs, ce nâest pas un hasard je crois si beaucoup de personnes appellent ces prods du âsonâ. Beaucoup parlent du fait dâĂ©couter du âsonâ avant tout et plus des âmorceauxâ, ou encore moins des âchansonsâ. Câest bien significatif dâun aspect oĂč la dimension de composition devient le parent pauvre de la production de musique. Mais je pense que cela va finir par dĂ©cliner.
Il y a des cycles dans la production musicale, et le fait que beaucoup de critiques ait apprĂ©ciĂ© ton dernier disque montre quâil nâest pas exclu dâentendre plus d’albums comme les tiens en chanson ces prochaines annĂ©es peut-ĂȘtre ?
Oui. Mais par contre je me mĂ©fie beaucoup de lâĂ©tiquette de âchanson françaiseâ. Pour moi, je ne fais pas de chanson française, et personnellement je nâaime pas trop ça. Elle a des connotations que je nâaime pas. Jâaime beaucoup la variĂ©tĂ©, la pop en français, mais jâessaye de ne jamais tomber dans la catĂ©gorie de âchanson française.â Je suis fan absolu de variĂ©tĂ© française, mais tout ce qui est connotĂ© âchanson françaiseâ, jâai beaucoup de mal avec ça.
A partir de quand une des tes chansons est-elle suffisamment prĂȘte pour la considĂ©rer comme presque terminĂ©e dans sa composition, ses paroles, et ainsi prĂȘte Ă ĂȘtre travaillĂ©e en studio ?
Câest quand elle arrĂȘte de ⊠(court silence). En fait pour moi une chanson câest comme une bĂȘte que tu nourris, au dĂ©part tu donnes Ă manger Ă un bout de mĂ©lodie, et au bout dâun moment ce nâest plus toi qui dĂ©cide, la chanson veut sortir. Câest elle qui sâimpose Ă toi.
Beaucoup de chanteurs, chanteuses disent âla chanson ne mâappartient plus Ă partir du moment oĂč je lâai terminĂ©eâ, moi ce nâest pas ça, Ă vrai dire mes chansons ne mâappartiennent plus trĂšs tĂŽt. Intervient trĂšs rapidement pour moi le moment oĂč je considĂšre que ma chanson a ses propres besoins et que je dois alors pallier Ă ces besoins, lâemmener lĂ oĂč elle doit aller. Elle existe dĂ©jĂ trĂšs tĂŽt, elle doit arriver quelque part, et je dois y parvenir.
La chanson est alors terminĂ©e pour moi quand je sens quâelle arrĂȘte de me demander des choses. Je nâai plus besoin dây rĂ©flĂ©chir quand je suis dans le mĂ©tro, elle ne me pose plus de question, elle me laisse tranquille. A un moment donnĂ©, je me dis que ça y est, que la chanson a lâair dâaller bien, que je peux la montrer aux autres, quâ elle a « deux bras, deux jambes ». Câest vraiment trĂšs organique, je sens enfin quâelle peut se dĂ©brouiller toute seule.
Merci pour cette belle discussion Maxime, tu peux nous citer un morceau francophone de ton choix pour la conclure.
Il y en a deux qui me viennent spontanĂ©ment Ă l’esprit. Un qui est dans lâactualitĂ©, qui est une sorte de chanson-cathĂ©drale dâune vingtaine de minutes, complĂštement folle. Câest « AlgĂ©rie » de Mendelsson, avec un texte hallucinant, dâune force incroyable. Un morceau terrassant.
Et puis un morceau de GĂ©rard Manset que jâai appris puisque je voulais le reprendre sur scĂšne, mais finalement on ne va pas le faire. Un morceau que je trouve vraiment magnifique, avec une façon dâĂȘtre mystique, abstraite mais qui touche au cĆur. Câest une chanson qui sâappelle âUn jour ĂȘtre pauvreâ, sur lâalbum LumiĂšre. Une chanson avec une mĂ©lodie vraiment magnifique, trĂšs ample, trĂšs dĂ©gagĂ©e, quasiment un cantique, et qui fonctionne comme une Ă©vidence. Avec un texte semblable Ă une liturgie, trĂšs pur. Il est impossible de deviner quand ça a Ă©tĂ© Ă©crit. En l’occurrence elle date de 1984.
Câest du costaud (rires) âŠ
Oui, câest pas du super fun! Mais bon, câest lâautomne âŠ

Pharaon de Winter x France ForĂȘts x paru le 5 novembre 2021 (Vietnam)
Les pistes :
- L’Habitacle
- La Vidéo
- La Place du chien
- Luciole
- Quart nord-est
- Jourdain
- L’Homme de la maison
- On parle de toi
- Une Statue pour Nigel
- Fuge, late, tace
https://www.facebook.com/pharaondewinter
Propos recueillis par Simdo
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